Premier cours de sanskrit

A qui s'adresse ce cours ?

Ce cours s'adresse à un débutant comprenant le français. Aucun prérequis n'est exigé, en particulier on n'exige pas d'être familier avec l'écriture devanāgarī, qui sera acquise progressivement. On suppose seulement un minimum de familiarité avec les notions de base de linguistique.

Qu'est-ce que le sanskrit ?

Le sanskrit, aussi orthographié jadis sanscrit, est la langue savante de l'Inde du Nord, figée il y a vingt-cinq siècles par un scientifique de génie, Pāṇini. Pāṇini réussit à modéliser une forme épurée de la langue de l'époque comme une structure fonctionnelle permettant d'engendrer une énonciation du langage conformément au désir de communication du locuteur.

La méthode

Nous allons lire un texte avec l'aide du logiciel Sanskrit Heritage. Ce faisant, nous apprendrons la structure de la phrase en sanskrit, nous reconnaîtrons la structure morphologique des mots du vocabulaire, et nous pourrons consulter leur sens dans le dictionnaire "Héritage du Sanskrit", qui fournira aussi les indications sémiotiques permettant de comprendre le texte dans la tradition indienne.

Le cours utilise la technologie hypertexte. La page que vous lisez en ce moment avec votre navigateur Internet donne les instructions sur la lecture du texte et son interprétation. En cliquant sur ses liens d'autre fenêtres vont apparaître, vous permettant d'avoir accès aux fonctionnalités du logiciel.

Première lecture : Vikramacarita

Notre texte est extrait d'un ouvrage appelé Vikramacarita, qui n'a ni auteur certain ni date précise. C'est un recueil de contes concernant un roi antique, Vikramāditya, le Roi Soleil de la tradition indienne, mais qui est davantage le mythe du roi magnanime qu'un personnage historique précis.

Quelques indications sur cette œuvre peuvent être consultées en cliquant sur le lien du paragraphe précédent. Mais ne vous perdez pas dans la forêt des liens hypertextes du dictionnaire, fermez sa fenêtre, et revenez ici pour notre lecture. Ce texte, extrait de la 24ème section du Vikramacarita, suit la version de la Chrestomathie Sanskrite de Nadine Stchoupak, parue dans la collection de l'Institut de Civilisation Indienne publiée par la Librairie d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonneuve, Paris, 1977.

Nous allons d'abord lire le texte analysé par nos outils, phrase après phrase. Pour cela, cliquez sur le lien suivant : Comment Śālivāhana résolut l'énigme de l'étrange héritage.

Vous avez sous les yeux dans la nouvelle fenêtre la liste des 39 phrases qui constituent notre extrait. Elles sont présentées en caractères romanisés selon la norme IAST. Chaque phonème du sanskrit est noté par un caractère romain éventuellement muni de diacritiques. Il vous permet de lire sans peine le sanskrit, qui s'écrit comme il se prononce, et se prononce donc comme il s'écrit, à la différence du français dont les poules du couvent couvent.

Ceci est une remarque générale. Le sanskrit étant une langue régulée par une grammaire formelle, sa phonologie est régulière, sa morphologie est régulière, sa syntaxe structurelle est régulière. Cessant d'évoluer, cette langue a figé pour l'éternité un mode de communication immuable.

Pour lire les caractères IAST, il faut d'abord savoir la valeur des voyelles. 'a' est le 'e' français à peine ouvert, alors que 'ā' est notre 'à'. 'i' est notre 'i', 'ī' est allongé; 'u' est notre 'ou', 'ū' est allongé. 'e' est notre 'é', 'o' est notre 'o'. Les consonnes ne posent pas de problème, sauf que 'g' est celle de gué, que 'c' est notre 'tch', et que 'j' est notre 'dj'. "ś" est la palatale "sh" comme l'anglais ship, "ṣ" est la labiale "ch" comme le français chou, "s" est comme notre sifflante "s", toujours sourde, car la sonore "z" n'existe pas en sanskrit, non plus que "f". En fin de mot, le 'ḥ' est comme la fin de Bach en allemand, alors que "m" suivi d'une consonne se rend par le bourdonnement "ṃ". La dentale "t" se prononce comme en français, la rétroflexe "ṭ" comme dans le "tea" anglais. la lettre "h" est ce que les linguistes appellent une aspiration, c'est-à-dire une expiration.

Le procédure à suivre pour chacune des phrases est la suivante : d'abord, lisez à voix haute la phrase telle qu'elle est écrite en notation romanisée, et répétez-la jusqu'à ce qu'elle devienne fluide. Puis cliquez sur le lien. Gardez en parallèle les deux fenêtres de votre navigateur, celle du cours expliquant le contenu de l'autre, qui contient le texte sanskrit, avec des liens hypertexte donnant les renseignements grammaticaux.

Maintenant cliquez sur la phrase 1. La page qui apparaît alors donne tout d'abord la phrase en écriture devanāgarī (bleue). Dans une deuxième phase du cours, nous apprendrons à lire cette écriture, qui est une écriture syllabique. Chaque caractère y représente d'une part la suite de consonnes de la syllabe par une ligature, et d'autre part sa voyelle par un signe diacritique. Les voyelles initiales ont leur signe propre.

Ignorez pour le moment les indications "Unique Solution" et "UoH Analysis Mode". Ensuite apparaît l'analyse de la phrase, découpée en suite de mots. Les mots sont dans des boîtes rectangulaires de couleur, alignées sur la phrase écrite en romanisation. On voit sur l'analyse de la première phrase 4 couleurs de boîtes. Les boîtes rouges contiennent des formes verbales. Les boîtes mauves sont des mots-outils de la langue, comme des adverbes, des prépositions, des conjonctions. Les boîtes bleues contiennent des substantifs ou adjectifs. Les jaunes contiennent des thèmes de mots pour former des mots composés. Un mot composé est représenté par une boîte jaune suivie par une boîte bleue. La phrase a donc ici 7 segments, chacun dans sa boîte, mais seulement 6 mots, les deux segments "purandara" et "purī" formant le mot composé "purandara-purī". Remarquez qu'ils sont liés dans l'écriture devanāgarī de la phrase. Cette indication est importante pour la correction de la prosodie. Le fragment "purandarapurī" est une écriture insécable, un mot composé n'admettant pas de pause entre ses segments. Toutefois, vous pouvez reprendre votre souffle entre le segment "purandara" et le segment "purī" sur lequel vous faites porter l'accent, car ici le sens du composé est une spécialisation du mot "purī", ville, par sa dénomination Purandara. Exercez vous en prononçant à haute voix.

En cliquant sur une boîte, on obtient le lemme du mot, donnant sa base comme lien dans le lexique, et les déclinaisons permettant la production de la forme spécifique du mot. Ainsi le premier mot est-il indiqué comme forme de la base "vikramāditya" au génitif du masculin singulier. Il indique donc le possesseur du sens du mot suivant, qui est la forme "rājye" du mot "rājya" (royaume) au locatif. Les deux premiers mots forment donc la clause adverbiale "dans le royaume de Vikramāditya". En cliquant sur le lien de la base "vikramāditya" vous accédez à l'entrée correspondante du dictionnaire qui donne différentes indications sur le roi Vikramāditya.

Lorsque vous accédez au dictionnaire, vous pouvez revenir à la phrase analysée par le retour arrière de votre navigateur. La fenêtre surgissante donnant le lemme d'un mot peut, elle, être fermée en cliquant sur le signe ✘ ou en cliquant sur une autre boîte.

Continuons la lecture. Le mot suivant est le mot composé "purandara-purī", qui dénote la ville de Purandarapurī, capitale du roi Vikramāditya au Mālava, aussi appelée Ujjayinī, étymologiquement "Victoire", de l'agent du verbe "ut-ji" (vaincre). Ujjayinī est la moderne Ujjaïn où l'on peut encore voir, dans un pavillon près du lac sacré, une figuration de Vikramāditya et les restes présumés de son trône.

Le trône d'origine, dans la légende dorée du Vikramacarita, était porté par 32 statues magiques. Lorsque le roi s'y asseyait, il devenait par magie infiniment magnanime. Des siècles plus tard, lorsque le roi Bhoja voulut s'y asseoir, chacune des statues s'anima à son tour et conta une légende sur la grandeur d'âme de Vikramāditya. L'ensemble des 32 histoires constitue le Vikramacarita, dont nous lisons un extrait de la 24ème.

Le mot suivant, "nāma", mauve, est une préposition suffixe signifiant "de nom", et qualifiant le mot suivant "nagarī", qui signifie "cité" ou "capitale". À noter que le nom de l'écriture "devanagarī" est un composé "deva-nagarī" signifiant "(écriture) de la cité divine". La suite de mots "purandarapurī nāma nagarī" forme donc le syntagme nominal "la ville nommée Purandarapurī", et le nominatif de "nagarī" indique qu'il s'agit du sujet de la phrase. La phrase se termine par la forme verbale rouge "samabhūt", qui est une forme au passé de la racine verbale "bhū_1" (être), précédée de la particule "sam".

Cliquez sur la boîte rouge pour faire apparaître son lemme. On peut accéder au verbe "saṃbhū" en deux clics à partir de là : en cliquant sur "bhū_1" on obtient l'entrée de la racine "bhū_1" dans le lexique. Elle porte la liste de toutes les prépositions qui peuvent s'y agglutiner : (ati, anu, abhi, ā, āvis, ut, tiras, parā, pari, pra, bahis, vi, sam). Le dernier est "sam", et en cliquant dessus on accède au verbe "saṃbhū", exister. Par deux retour-arrière de votre navigateur vous retrouvez la page d'analyse de la phrase.

Pour lire les lemmes morphologiques, il faut se familiariser avec un certain nombre d'abréviations de nature linguistique. La liste des abréviations du système est disponible comme document pdf. On y voit par exemple que "aor." signifie "aoriste". Ne vous inquiétez pas de la terminologie du temps de ce passé, dit aoriste par les linguistes, par analogie avec la nomenclature du grec ancien, et souvent équivalent à notre passé composé. L'aoriste n'est pas un temps très courant en sanskrit classique, nous en verrons peu dans ce cours. Les temps usuels du passé sont l'imparfait, prétérit général, souvent imperfectif, et le parfait, temps d'un passé révolu, au mode perfectif, similaire à notre passé simple.

L'indication "[1]" suivant "aor." donne le mode de formation de l'aoriste, dont il existe 7 variétés. Il peut être ignoré. Le reste du lemme de "samabhūt" nous dit que la forme est à la voix active, à la 3ème personne du singulier. Ce qui est conforme avec le lemme de son sujet "nagarī" au nominatif singulier. À l'actif, en effet, l'agent de l'action est indiqué par le sujet au nominatif, et il doit s'accorder en nombre et en personne avec la forme verbale. Il y a 3 genres en sanskrit, masculin, féminin et neutre. Le genre est arbitraire, en sanskrit comme en français, sauf pour les référents de personnes ou d'animaux, où le sexe détermine le genre. Le neutre est le genre des substantifs abstraits.

Nous avons utilisé la terminologie "nominatif" qui est familière à tous ceux qui ont des notions de latin. Pour les étudiants non familiers avec la notion de déclinaison, il suffit de savoir que les mots substantifs sont classifiés en 8 cas, appelés nominatif, accusatif, instrumental, datif, ablatif, génitif, locatif et vocatif. Le cas sert à désigner la fonction syntactique du mot. Par exemple, le nominatif sert à désigner le sujet du verbe, et l'accusatif son complément d'objet direct. En français, ces rôles sont implicites de leur position dans la phrase, alors qu'en sanskrit ils sont explicitement codés dans le mot, comme suffixe caractéristique du cas. L'avantage est que l'ordre des mots est libre dans une grande mesure. Ceci permet de dévoiler l'information fournie par la phrase avec plus de souplesse, de faire des effets stylistiques et de se conformer au mètre pour la poésie rythmée. Nous reviendrons progressivement sur ces notions grammaticales, fermons cette parenthèse linguistique et revenons au texte.

Nous avons donc maintenant la signification de la phrase entière : "Dans le royaume de Vikramāditya se trouvait la ville de Puraṃdara, sa capitale". Nous pouvons maintenant continuer la lecture, en cliquant sur le bouton marqué "Continue reading" dans la page d'analyse de la phrase, ce qui nous ramène à la page sommaire du texte, où l'on peut maintenant passer à la phrase suivante.

N'oubliez pas de prononcer à voix haute la phrase que vous venez de comprendre, en adaptant la prosodie à la structure syntaxique. Puis lisez à voix haute la nouvelle phrase.

Dans la deuxième phrase nous reconnaissons les couleurs de la première. Comme elle, son verbe est à la fin de la phrase, ici "asti", forme très courante du verbe être "as_1" à la 3ème personne du singulier : (il) est. Son sujet est le mot précédent "vanik", le marchand. Il est lui-même précédé d'un "kaścit" qui est un adjectif indéfini "quelque", qui joue le rôle de notre article indéfini "un". Le mot précédent est un adjectif composé "mahā-dhanikaḥ", formé de "dhanikaḥ", "riche" au nominatif singulier, précédé de la forme "mahā" de l'adjectif "mahat", "grand". Le sens est donc "très riche".

Le premier mot de la phrase, "tatra", est l'adverbe de lieu "là" qui connecte à la phrase précédente. On obtient donc le sens "Là, vit un marchand très riche". Cette analyse de la phrase à rebours, de la droite vers la gauche, est la méthode standard. On cherche le verbe à la fin, facile à reconnaître puisqu'il est rouge, et on remonte la phrase à la recherche de ses actants. Jusqu'ici nous avons eu des verbes intransitifs, qui n'ont qu'un actant, leur sujet au nominatif. Les verbes transitifs ont deux actants, l'agent de l'action et son but, ou complément d'objet direct, qui est à l'accusatif en voix active. Mais, au passif, qui est en fait bien plus fréquent, le sujet est le but, mais l'agent est à l'instrumental, ainsi que nous allons le voir bientôt.

On remarque que la forme écrite de cette phrase n'a que trois tronçons. Le dernier en effet coalesce les trois mots "kaścit", "vanik" et "asti", en effectuant un lissage phonétique : le "t" sourd final de "kaścit" devient un "d" sonore, au contact de la semi-voyelle "v" initiale de "vanik". Ce lissage phonétique, appelé "sandhi" (jonction), est la généralisation de la liaison du français. C'est un peu comme si on écrivait "les oies" phonétiquement avec la liaison: "lézwa". On voit bien que l'écriture est prise au sérieux comme représentation fidèle de l'énonciation orale. D'où la facilité à prononcer cette forme écrite sans ambiguité. On paye par contre cet avantage par la difficulté de déchiffrer cette parole écrite en tant que suite de mots. Cette difficulté se combine pour les non-indiens avec le déchiffrage de l'écriture devanāgarī, notamment au contact de deux mots dont la finale du premier est une consonne, et l'initiale du second aussi, car les deux syllabes en contact ne forment plus qu'une, et la ligature résultante dissimule la frontière des deux mots. Heureusement, notre logiciel pallie la difficulté, en effectuant automatiquement le déchiffrement. Vous apprendrez progressivement à discerner vous-mêmes ces liaisons, et à les défaire. Pour cela, il est essentiel de prononcer à haute voix, d'abord en mot-à-mot, puis en liaison continue.

Il est temps de préciser la notion de mot, qui est ambiguë en français. Il est essentiel de distinguer le mot infléchi, par déclinaison ou conjugaison, tel qui apparaît dans la phrase, de sa base qui est référencée dans le dictionnaire. Dans la suite, on utilisera le sanskrit "pada" (pas) pour désigner le mot fléchi. Notre logiciel effectue le "padapatha", étymologiquement le cheminement pas-à-pas de l'énonciation, en défaisant les liaisons de sandhi entre ses padas constitutifs.

Continuons la lecture avec la 3ème phrase. Une nouvelle couleur apparaît, bleu ciel, qui indique un pronom, ici "tad" (personnel "il" ou démonstratif "ce") décliné au génitif "tasya" (de ce). Le verbe est le même qu'à la phrase précédente, "as_1" (être) mais maintenant au pluriel "santi" (sont). On remarque que la ressemblance phonétique entre le mot sanskrit et le mot français trahit l'origine commune de ces langues indo-européennes. Nous retrouverons régulièrement ces voisinages étymologiques. Nous avons déjà discerné dans "rājya" (royaume), étymologiquement "qui doit être gouverné", participe futur passif de la racine "rāj_1" (régner), la consonance avec notre "roi". On reconnaîtra aussi dans "catur" notre "quatre" et dans "putra" (enfant) notre "puéril", d'où le groupe nominal "catvāraḥ putrāḥ", quatre fils, sujet de la phrase, qui signifie donc "Il a quatre fils".

Dans la phrase suivante, nous retrouvons ce groupe nominal, mais maintenant à l'accusatif : "caturaḥ putrān". Il est suivi de la forme absolutive "āhūya" du verbe "āhū" (convoquer), dont il forme le complément d'objet : "ayant convoqué les quatre fils". Cette clause absolutive partage son agent avec le verbe principal de la phrase : "avādīt" (il dit). Elle est précédée de l'adverbe temporel "maraṇa-samaye", mot composé au locatif exprimant "au seuil de la mort". Le sujet de la phrase est le groupe nominal formé de 4 mots au nominatif: "vṛddhaḥ sa vaṇik vyādhitaḥ" (vieilli, ce marchand malade). Au début de la phrase, on trouve l'adverbe "tataḥ", qui indique la suite temporelle (ensuite), suivie d'un groupe nominal au locatif "mahati kāle gacchati" (un long temps s'étant écoulé). On traduit donc la phrase par "De nombreuses années passèrent, et le vieux marchand tomba malade ; au moment de sa mort, ayant convoqué ses quatre fils, il leur dit :"

Cette phrase a la structure caractéristique suivante d'un récit. D'abord, on situe l'action par une suite de clauses au locatif absolu. Ensuite, une série de clauses absolutives décrit la suite d'actions du récit, terminée par la clause principale qui seule porte un verbe décliné à la personne du sujet : "ayant fait action 1, ..., ayant fait action N, il fit action principale"". Dans la traduction en français, on remplace la suite d'absolutifs par la suite d'actions, avec des formes conjuguées au temps de la clause principale : "il fit action 1; ...; il fit action N; il fit action principale".

Deux difficultés sont à signaler. La première, c'est l'ambiguité du pada "kāle", visible en cliquant sa boîte bleue. En effet, il peut s'agir d'une forme du substantif "kāla_1", le temps, ou bien d'une forme de l'adjectif "kāla_2" (noir). Les deux sens étant très courants, seul le contexte permet de les désambiguer. La deuxième, c'est que "gacchati" est très courant comme forme (irrégulière) du présent de la racine "gam" (aller) : "il va". Ici, cette interprétation n'a pas été retenue, car le verbe "gam", transitif, demande un complément d'objet pour indiquer l'endroit où le sujet se rend. Il n'y a pas à proximité de nom à l'accusatif pour remplir cette fonction, alors que la forme locative de ce participe présent (allant) s'accorde avec le groupe "mahati kāle" (long temps) pour signifier "écoulé". Ici l'ambiguité n'est pas apparente, car nous avons choisi de mettre "gacchati" dans une boîte bleue, au titre de forme nominale, plutôt que dans une boîte rouge qui conviendrait à la forme verbale "il va". On voit ici que nous vous avons simplifié la besogne, mais que lorsque vous serez face à un texte non analysé, toutes sortes d'ambiguités seront susceptibles de vous égarer. Notre méthode permet d'acquérir d'abord la compréhension de la phrase, partiellement désambiguée, afin d'être familier avec les tournures syntaxiques du sanskrit, avant de vous laisser face à la complexité combinatoire de la phrase non analysée et même non segmentée.

Passons à la phrase 5. N'oubliez pas de toujours énoncer à haute voix. On voit d'abord une nouvelle couleur, avec deux boîtes vertes qui signalent d'abord une interjection "bhoḥ", qui correspond à notre "hé", puis un vocatif "putrāḥ", de même forme que le nominatif pluriel du mot "putra" déjà rencontré. Ici on doit s'attendre à une interjection du père s'adressant à ses enfants, comme le "avādīt" de la phrase précédente l'indique. Nous quittons le récit impersonnel pour passer au mode dialogue : le père est maintenant le locuteur de la phrase, et il apostrophe ses enfants avec "Hé, (mes) fils". Ensuite on trouve le pronom personnel "mayi" de la première personne (le locuteur), au locatif singulier. Il qualifie le mot suivant, aussi au locatif "mṛte" de "mṛta", mort, et on reconnaît notre ami le locatif absolu, donnant le contexte "à ma mort" du reste de la phrase.

Ce "mṛta" est un participe passé de la racine "mṛ", mourir, comme notre adjectif "mort" d'ailleurs. Ce "à ma mort" est très exactement "moi mort". Ici vous devez vous demander comment prononcer cette lettre "ṛ". Hé bien, c'est une voyelle, forme vocalique du son "r" qui doit être prononcé roulé, comme en ancien français. En fait, au degré vocalique fort (comme "e" (é!) l'est de "i" et "o" l'est de "u"), on trouve "ar", prononcé comme le français muet "e" suivi d'un "r" roulé. Ceci suggère donc de prononcer "mṛ" un peu comme notre impératif "meurs!", et de prononcer "mṛta" comme "meurteu". Cette racine verbale remonte aux branches les plus anciennes de l'arbre des langues indo-européennes, et on la retrouve dans le latin mortus, qui donne muerta en espagnol et mort en français. Ces considérations étymologiques sont importantes, car elles aident à acquérir le vocabulaire d'une langue d'une même famille linguistique que sa langue maternelle.

En fait cette voyelle "ṛ" est le phonème du sanskrit ayant le plus de variations selon le locuteur. Le nom du héros divin Kṛṣṇa est prononcé en Inde Krishna ou Kroushna selon les régions. Profitons-en pour visualiser la "grande incantation" mahāmantra : hare k.r.s.na hare k.r.s.na k.r.s.na k.r.s.na hare hare | hare raama hare raama raama raama hare hare ||. Surprise: toutes les boîtes sont vertes, il s'agit d'une invocation de Viṣṇu alias Hari, dont Kṛṣṇa et Rāma sont deux incarnations (avatāra). On remarque au passage que "hare" est le vocatif de "hari".

Après cet intermède, fermez la fenêtre du mantra qui vient de s'ouvrir, et revenons à notre phrase 5. Les deux padas bleus au génitif pluriel, reconnaissable à leur finale "ām", c'est-à-dire "bhavatām caturṇām", signifient "de vous quatre", le mot "bhavat_2" étant la forme polie de "vous" à la troisième personne, similaire à notre "Monsieur". Ces génitifs qualifient "avasthānam", forme du mot neutre "avasthāna" qui peut se traduire par situation sociale ou biens. Le pada mauve "ekatra" est un adverbe locatif construit sur "eka" (un), signifiant "en un endroit". Pour "bhavati" qui suit, on a comme ci-dessus le choix entre la forme personnelle "est" ou le participe présent "étant". Dans le premier cas, on aurait deux phrases ("bhavati" rouge terminant la première phrase); dans le second cas, qui est celui de notre analyse, on a une clause participiale subordonnée à la clause principale : "les biens de vous quatre restant indivis". La clause principale a pour verbe le dernier pada, rouge, "bhaviṣyati", qui est le futur du verbe "bhū_1" dont nous avons déjà vu plusieurs formes. Notons en passant que "bhū_1" est le verbe "être" dans le sens dynamique (devenir), alors que "as_1" que nous avons vu plus haut avec "asti" et "santi" est le verbe "être" dans le sens statique (exister). Le sujet de "bhaviṣyati" le précède, c'est "vādaḥ", nominatif singulier de "vāda", qui signifie "débat". Le reste de la phrase est une suite de mots grammaticaux. La conjonction "" est la disjonction, la particule "na" est la négation, "vā na vā" est "oui ou non", qu'on traduit généralement par peut-être. La particule "hi" est notre "vraiment", et l'adverbe "paścā" est "ensuite".

On comprend maintenant la phrase : "Chers fils, à ma mort, si vos biens restent indivis, il s'ensuivra peut-être bien des disputes".

Passons à la phrase 6. Le verbe est "asmi", la forme de "as_1" à la première personne. Son sujet est "kṛtavān", un participe passé actif de la racine très fréquente "kṛ_1" (faire). Le phrase "kṛtavān asmi" (je suis ayant fait) est une manière un peu solennelle de dire "je suis celui qui a fait", que nous remplacerons en français par "j'ai effectué". Ce que le marchand a effectué, l'objet ou le but de l'action, est donné au pada précédent "vibhāgam", forme à l'accusatif du mot "vibhāga", le partage. Le pada qui précède est le composé "jyeṣṭha-anukramam", où "jyeṣṭha" est l'aînesse et "anukrama" est l'énumération. Il s'accorde avec le partage, et le groupe nominal complet signifie donc "le partage par ordre de d'aînesse", but de l'action du père. Les deux padas qui précèdent ont déjà été rencontrés à la phrase précédente, ils signifient "de vous quatre", et en bon français on rendra par "le partage entre vous quatre". La clause initiale est formée, comme dans les exemples précédents, par le participe présent "jīvat" au nominatif "jīvan" (vivant), précédé par son sujet "aham", pronom de la première personne, "je". ce qui donne "moi vivant". La particule de négation "na" est ici combinée à la particule "iva" ("même") pour signifier "à peine", "tout juste".

La phrase est liée à la précédente par la connective de discours "tarhi", qui signifie "donc". On peut donc maintenant traduire la phrase entière : "C'est pourquoi, encore vivant, j'ai effectué le partage entre vous quatre par ordre d'aînesse". On voit bien sur cet exemple l'avantage de lire le sanskrit "à l'envers", pour comprendre le prédicat (verbe avec son objet éventuel) puis son sujet. Dans la traduction, on rétablit l'ordre sacro-saint sujet-verbe-objet du français. Mais le sanskrit n'obéit pas strictement à l'ordre sujet-objet-verbe que nous avons vu jusqu'ici. En effet, les déclinaisons pourvoient au rôle sémantique des notions mises en jeu dans la phrase, et la syntaxe en est relativement libre. L'important est de voir le prédicat, verbe ou participe, et de reconnaître ensuite ses arguments et compléments. Notre logiciel nous mâche la besogne, en faisant éclater d'un rouge sanglant l'action exprimée par le verbe, qui gouverne le reste des actants, bleus, et des adverbes circonstanciels et autres conjonctions, mauves. Les vocatifs sont distingués en vert, car à proprement parler ils ne font pas partie de la phrase, ce sont des interjections ne participant pas à sa structure logique.

Nous avons procédé jusqu'ici des padas à leur construction morphologique à partir de racines verbales ou de bases nominales ou pronominales. Ainsi nous avons vu que "asti", "asmi", "santi" étaient des formes conjuguées de la racine "as_1" (être). Le logiciel nous permet aussi d'engendrer mécaniquement toutes ces formes à partir de leur racines. Par exemple, cliquons sur la boîte rouge "asmi" de la phrase courante, pour découvrir son lemme : [as_1]{pr. [2] ac. sg. 1}. La racine "as_1" est un lien sur l'entrée correspondante du lexique, où l'on lit : "√ अस् as_1 v. [2] pr. (asti)". Le chiffre 2 indique la classe de conjugaison au présent de cette racine. Il est lui-même la marque d'un pointeur hypertexte qui vous donne toutes les formes de la racine. Cliquez dessus. Le premier tableau, présent à la voix active, nous donne les formes "asti", "asmi" et "santi" aux emplacements attendus. On remarque entre le singulier et le pluriel l'existence de formes spécifiques pour le sujet au duel, lorsqu'il y a exactement deux agents. Nous ignorerons ces formes rares dans cette première leçon.

Faites maintenant retour-arrière dans la page de votre navigateur pour revenir à la page du corpus courant, et passons à la phrase 7. Nous sommes un peu décontenancés, car on cherche en vain la boîte rouge, cette phrase ne comporte pas de verbe. En effet, il s'agit d'une prédication nominale, le prédicat étant ici le participe passé du verbe "ni-kṣip". En cliquant sur "kṣip" dans son lemme, on trouve sa définition comme "lancer", et la liste "pf. (adhi, ava, ā, ut, ni, pra, prati, vi, sam)" indique toutes les prépositions qui sont utilisables avec cette racine. En cliquant sur "ni" on parvient au sens particulier de "nikṣip", "déposer". La forme "nikṣiptāḥ" est donc le prédicat "déposés". Et son sujet le précède, c'est le groupe nominal "catvāraḥ bhāgāḥ", c'est-à-dire quatre parts. Une clause locative indique où ces quatre parts ont été déposées, "adhaḥ", c'est-à-dire sous. Sous quoi ? Comme d'habitude, sous ce qui précède, "adhaḥ" est clitique, dans l'esprit général de faire précéder une notion par son argument. Ce qui précède est le groupe nominal "caturṇām pādānām" qui désigne un quatre-pieds, c'est-à-dire un lit. Quel lit ? Celui indiqué par le mot précédent au génitif "mañcakasya". Sa base est "mañcaka", qui ici dénote la terrasse de la maison. Le tout est précédé de l'adverbe locatif "atra" (ici, ainsi). On remet tout à sa place, et on comprend : "Ainsi sous le lit de la terrasse quatre parts ont été déposées." Mais souvent il est plus naturel de remettre la phrase passive à la voix active, avec un verbe conjugué au passé remplaçant le participe : "Ainsi, j'ai déposé quatre parts sous le lit de la terrasse".

La phrase 8 ne pose pas de problème. Le verbe "gṛhṇīdhvam" est une forme à l'impératif de la racine "grah", saisir (apparentée à l'anglais "grab"). Le substantif est un mot composé "jyeṣṭha-kaniṣṭha-krama" à l'instrumental donnant l'adverbe de manière "par ordre d'aîné à cadet", voisin de "jyeṣṭha-anukramam" déjà rencontré. Ce qui donne : "Prenez (votre part) par ordre d'aînesse".

La phrase 9 porte une nouvelle couleur, orange. Le procédé morphologique impliqué est la formation de verbes composés, à partir des verbes auxiliaires "kṛ_1", "as_1" et "bhū_1", en les préfixant d'une forme spéciale d'un substantif, terminée en générale par "ī", pour noter les verbes faire, être ou devenir la notion dénotée par ce substantif. Ici le substantif est "aṅga_1", qui signifie membre ou portion. Le verbe composé est donc "aṅgīkṛ", faire le partage, et "aṅgīkritam" en est le participe passé passif, signifiant "partage effectué". Le pronom "taiḥ" ("par ces") fait référence aux choix effectués par les fils, et en utilisant une tournure à l'actif, on obtient : "Ainsi, (vos) choix auront effectué le partage".

La phrase 10 est encore une phrase nominale au passif, procédé très courant en sanskrit. Le participe passé "sthita" de la racine "sthā_1" (demeurer, rester) au nominatif pluriel "sthitāḥ" a pour sujet le groupe "catvāraḥ bhrātaraḥ" des quatre frères. On note au passage la ressemblance entre le mot "bhrātṛ" (au nominatif "bhrātā") et l'anglais "brother". De même que la fille "duhitā", étymologiquement "celle qui trait (la vache familiale)" est très voisine de "daughter".

Le récit continue à la troisième personne, avec "tataḥ" (ensuite) qui enchaîne avec l'épisode précédent par une clause au locatif absolu donnant les nouvelles circonstances: "lui étant parti dans l'au-delà". La clause principale peut se rendre par "les quatre frères laissèrent passer un mois". D'où: "Lorsqu'il mourut, les quatre frères laissèrent passer un mois".

La phrase suivante signifie littéralement "Ensuite, de leurs femmes mutuellement la querelle fut engendrée", et en bon français, à l'actif : "Ensuite leurs femmes se sont mutuellement cherché querelle". La forme "teṣām" du pronom personnel "leur" doit évoquer en vous, par sa finale "-ām", le génitif pluriel déjà rencontré avec "bhavatām", "caturṇām", "pādānām", et maintenant "strīṇām". Mais les pronoms (ainsi que le substantif féminin "strī", femme) ont des formes figées particulières qu'il convient d'apprendre par cœur, car elles seront fréquemment rencontrées. Il est donc temps de regarder l'entrée du pronom personnel de 3ème personne dans le dictionnaire et d'étudier ses formes neutres ("tad"), masculine ("sa") et féminines ("sā") en cliquant sur le genre correspondant, respectivement sur les liens rouges "n.", "m." et "f."

La phrase 12 est une interrogative, précédée par le pronom interrogatif "kim" ("quel", au neutre; la base masculine en est "ka", et la féminine "kā"). Ici il se traduit par "pourquoi". Le verbe est "kṛ_1" (faire), déjà rencontré, mais ici conjugué à la voix passive, et avec pour sujet "kolāhalaḥ", une onomatopée signifiant le vacarme, au nominatif. On a donc une exhortation : "Pourquoi y a-t-il tant de bruit ici ?" qui exprime l'irritation des maris.

La phrase 13 est sur le modèle maintenant bien connu : une clause au locatif absolu construite sur un participe présent, suivie d'une proposition passive construite sur un participe passé. La particule "eva", obtenue par soudure de la préposition "ā-" (exprimant un mouvement vers soi) et de la particule "iva" déjà rencontrée, est un intensifieur signifiant "même, encore, justement". Le pronom "asmat" est l'ablatif du pronom personnel de 1ère personne ("aham" au nominatif singulier, "je") et signifie "de nous". Il qualifie le partage "vibhāga". Le groupe nominal "pitrā jīvatā eva" à l'instrumental ("père étant encore en vie") est l'agent de la clause principale au passif "vibhāgaḥ kṛtaḥ" ("partage effectué"). L'adverbe de temps "pūrvam" indique le passé ("antérieurement"). On peut maintenant réordonner les composantes de la phrase dans une tournure active, comme : "Autrefois, notre père étant encore de ce monde, il fit le partage entre nous quatre."

Dans cette phrase, on remarquera de nouveau la ressemblance entre "pitṛ", père, qui donne "pitar" et le latin "pater", d'où descend notre "père".

On remarquera également que les segments "jīvatā" et "eva" ont effectué la liaison par sandhi en le fragment "jīvataiva" du texte d'origine. La séquence "ai" doit être prononcée comme "aï". Plus complexe est la forme "jīvanneva" obtenue à la phrase 6 par sandhi de "jīvan" et "eva", avec duplication de la nasale "n" en présence d'une voyelle, lorsqu'elle suit elle-même la voyelle "a". On voit bien ici le confort que nous apporte notre logiciel de segmentation, qui sait reconnaître ce cas épineux. La phrase 14 a une structure très caractéristique du style du récit. Elle décrit la succession de deux actions effectuées par le même agent. La première action a une forme verbale rendue par un absolutif, qui est une forme invariable de son verbe. Cette clause absolutive précède la clause principale, qui décrit la deuxième action avec une forme verbale conjuguée. On suit la méthode de droite à gauche comme d'habitude, à partir de la boîte rouge "tiṣṭhāma". En regardant son lemme, on voit qu'il s'agit d'un impératif de la première personne du pluriel de la racine "sthā_1" (rester), ici complémentée par l'instrumental "sukhena" de "sukha" le bonheur pour rendre le sens "soyons heureux". Il s'agit d'être heureux en tant que "vibhaktāḥ", "ceux qui se sont partagés (l'héritage)". La ressemblance avec "vibhāga", le partage, que nous avons vu plus haut, n'est par fortuite. "vibhakta" est le participe passé du verbe "vibhaj" (partager), dont le substantif "vibhāga" nomme l'action. Remontant la phrase, on trouve la clause absolutive, qui se termine par l'absolutif "gṛhītvā" de la racine "grah" que nous connaissons. L'action est donc de saisir, et l'agent est le "nous" de la clause principale. Saisir quoi ? L'objet nous attend, c'est le composé "vibhāga-dravyam" à l'accusatif. Le substantif neutre "dravya" est la chose, la substance de ce qui précède, le partage. C'est donc l'objet de l'héritage. Il est qualifié par le composé initial "tat-mañca-adhaḥ-sthitam" formé sur le participe passé "sthita" de "sthā_1", c'est donc "ce qui se trouve sous ce lit". On a donc littéralement "ayant pris ... soyons heureux", ce qui mis à l'actif devient une conjonction: "Prenons l'héritage qui se trouve sous le lit, et l'ayant partagé réjouissons nous".

La phrase suivante commence par une transition au mode récit. La particule "iti" ferme le discours de la phrase précédente, qui sert alors d'argument à l'absolutif "uktvā" qui suit, pour faire une clause absolutive commençant la phrase : "ayant ainsi parlé". Ensuite le "yāvat" mauve qui suit signale une paire de propositions co-relatives, la deuxième commençant à "tāvat", co-relatif de "yāvat". Ici co-relatif signifie que les deux pronoms co-dénotent, ici traduisant une implication logique. La suite "yāvat A tāvat B" suggère que dès que l'action A sera terminée, l'action B se produira. Ici l'action A est que les frères creusent sous le lit, avec une forme conjugée de la racine "khan", (creuser) qui évoque le français "canal" qui lui est relié. L'action B est un jugement nominal, dont le prédicat est "nirgatāni", pluriel au neutre du participe passé "nirgata" de la racine "gam" munie du préverbe "nis-", ici dans le sens d'apparaître. Quelles choses sont apparues ? "tāmra-sampuṭāni" : des coffres de cuivre. Combien ? "catvāri", quatre. D'où sont-ils apparus ? "adhaḥ", de dessous. Du dessous de quoi ? "caturṇām pādānām", de ce-qui-a-quatre-pieds, le lit. Avec le génitif attendu par "adhaḥ", comme déjà vu.

Ce quatre-pieds vous intrigue sûrement. Je le traduis par "lit" en français, mais en fait c'est une plate-forme où l'on peut s'asseoir, c'est à dire s'asseoir à l'indienne, prendre son repas, éventuellement s'allonger et faire la sieste. Il consiste en 4 solides pieds de bois, portant un cadre tendu de larges lanières de chanvre, formant sommier. Dans un passé récent, on en voyait encore couramment comme mobilier des dabhas, ces auberges de campagne pour voyageurs. Le mot hindi pour les désigner, c'est charpad ! Pleurons sur la modernisation occidentalisante, qui a fait remplacer les charpads traditionnels par d'horribles chaises en plastique.

Au final, en rembobine, et on débobine en français contemporain : "Après ces paroles, ils creusèrent en dessous du lit pour y faire apparaître quatre coffres de cuivre".

Continuons. La phrase 16 commence par "teṣām madhye" : "d'eux au milieu". Ici "eux", ce sont les coffres qui viennent d'apparaître et sont le sujet du discours. On remarque le sandhi de "madhye" avec "ekasmin", menant dans le texte d'origine à l'énoncé "madhya" suivi du hiatus. Ensuite, on trouve une clause locative "ekasmin sampuṭe" - dans une cassette. Ici notre attention est attirée par les trois segments mauves, qui sont des variantes de "ekasmin" : "ekatra" est "une fois" et "anyatra" est "une autre fois". Et dans chacun des quatre coffres on nous dit ce qu'il y a dedans, au nominatif : "mṛttikā" de la terre, "aṅgārāḥ" des charbons, "asthīni" des os, "palālaḥ" de la paille. On comprend la construction, et on régurgite : "L'un de ces coffres contient de la terre, un autre du charbon, un autre des os, un autre encore de la paille". On remarque le "contient" qui traduit le "asti" implicite de la clause principale réduite au contenu de chacun des coffres : "mṛttikā" est de la terre, mais signifie aussi implicitement "de la terre existe". Notre "contient" est nécessaire, parce que le français exige un verbe dans chaque phrase, et même son sujet, fût-il fictif dans "il pleut", alors que le sanskrit n'a pas de telles restrictions.

En passant à la phrase 17, le rouge "procuḥ" nous saute aux yeux. C'est une forme au parfait de la racine "vac" (parler) préfixée de la préposition "pra-" qui est généralement un intensifieur, ici traduit par "ils déclarèrent". "Ils" sont bien sûr les quatre frères, "te catvāraḥ", qualifiés de plus de "vismayam gatāḥ", littéralement "partis en étonnement". Les deux formes "paraḥ param" se font écho pour dire adverbialement "l'un l'autre". Le tout est précédé de la clause absolutive gouvernée par "dṛṣṭvā", "ayant vu". Ayant vu quoi ? "etat catuṣṭayam", ce quadruplet (de coffres). On reconnaît dans "catuṣṭayam" un dérivé de "catur", quatre, avec un suffix "-taya" qui peut suivre un nombre pour désigner le -tuple correspondant : "dvitaya" est une paire, "tritaya" une triade, etc. On remarque aussi que ces deux mots sont liés par sandhi avec le "-t" final de "etat" s'assimilant au "c" initial du mot suivant. Au final, on traduit : "A la vue des contenus de ces quatre coffres, les quatre (frères), très étonnés, se dirent mutuellement :".

La phrase 18 est donc leur exclamation, qui commence par l'interjection (verte comme un vocatif) "aho" similaire à notre "oh". La phrase est ici encore nominale, gouvernée par le participe passé "kṛtaḥ", fait, qualifiant "vibhāgaḥ" le partage. Le pada mauve "samyak" est un adverbe signifiant correctement, convenablement. Le "pitrā" qui le précède est l'instrumental de "pitṛ", qui prend donc le rôle de l'agent de cette phrase au passif. En effet, si le sujet (au nominatif) est bien l'agent d'un verbe à la voix active, il doit être mis à l'instrumental au passif, le nominatif signifiant dans ce cas le but, ici le partage. Le pronom "asmat" est la forme ablative du pronom personnel "nous", pour signifier "notre". On récapitule: "Oh ! Notre père a effectué le partage équitablement".

La phrase 19 est une interrogative au passif, construite sur la racine "jñā_1"(savoir), dont l'agent à l'instrumental est le pronom interrogatif "kim" : "Qui peut comprendre ce partage ?"

Vous êtes arrivés à la moitié de notre histoire, à son climax. Vous avez pris de l'assurance, ces constructions passives vous sont maintenant familières, et vous pouvez vous reposer sur les outils informatiques pour progresser. Surtout, vous n'avez pas été rebutés par l'acquisition du vocabulaire, la richesse des déclinaisons, ou la difficulté de lire de la devanāgarī en récitation continue, le segmenteur-étiqueteur vous a mâché le travail. Notre méthode vous a notamment évité la corvée ingrate d'apprendre par cœur les litanies de déclinaison ou conjugaison qui ont tant rebuté les élèves de latin, et qui pour le sanskrit serait colossale, avec 8 cas, 3 genres, 3 nombres, et d'innombrables formes verbales. Jugez en sur la racine grah : c'est par dizaines de milliers que se comptent ses formes, qui peuvent de plus être préfixées de pas moins de 12 combinaisons de préverbes, menant à des formes bizarres telles que "upasaṃjagṛbhuṣībhyām" que vous ne rencontrerez jamais, alors que très vite vous reconnaîtrez les présents "gṛhṇāti" il saisit, "gṛhṇanti" ils saisissent, "gṛhītaḥ" saisi, ainsi qu'au degré normal la forme "grahaḥ" qui est l'agent de saisir, celui qui saisit. Donc par exemple le crocodile, mais aussi la louche, et les facultés sensorielles tel que l'odorat ou la vue, en tant que capteurs. En astrologie, c'est le rôle d'influence céleste dévolu au Soleil, à la Lune, aux cinq planètes, au démon de l'éclipse et à la comète. Ces neuf influences célestes, "navagrahāḥ" (mot formé sur "nava", le nombre neuf), sont représentées sur le linteau de l'entrée des sanctuaires.

Par la méthode traditionnelle, basée sur une mémorisation colossale, il vous aurait fallu des mois de travail acharné pour lire ces quelques lignes de texte, alors qu'en moins d'une heure vous êtes parvenus à saisir son sens et au passage à vous familiariser avec la structure de la phrase sanskrite. Si vous persévérez dans votre effort, non seulement vous allez comprendre l'énigme du partage de cet héritage bizarre, mais vous acquerrerez facilement un vocabulaire suffisant pour vous débrouiller de textes simples. Courage !

Nous poursuivons la lecture avec la 20ème phrase. Nous retrouvons le "iti uktvā" déjà rencontré, "ayant ainsi parlé". Remarquez que dans le texte d'origine le sandhi a soudé les deux voyelles "i" et "u" en "yu". Plus généralement, la finale "i", "u" ou "ṛ" se change au contact d'une voyelle initiale différente, et devient la semi-voyelle correspondante, respectivement "y", "v" ou "r".

Cette phrase a la structure maintenant familière d'une clause absolutive donnant le contexte avec une clause principale nominale. Mais la forme absolutive ici ne se termine pas en "-tvā" comme "uktvā" pour la racine "vac", mais en "-ya" pour le verbe "upaviś", car ce verbe est muni d'un préverbe, ici "upa-" signifiant "près de" ou "sous". On vérifie en cliquant sur la boîte mauve "upaviśya", on voit que le verbe est "upa-viś_1". En cliquant sur "viś_1" on trouve l'entrée dans le dictionnaire de cette racine, son sens (entrer, s'installer), et l'indication de son groupe de conjugaison [6]. En cliquant sur ce "6" vous visualisez la page de ses conjugaisons, où vous trouverez dans les formes invariables l'absolutif "viṣṭvā", utilisable pour cette racine, mais aussi "-viśya", utilisable lorsqu'elle est précédée d'un préverbe, comme "upaviś", d'où "upaviśya". Revenant à l'entrée "viś_1" vous vérifiez que "upa" est bien dans la liste des préverbes utilisables avec cette racine : "(adhi, ā, upa, ni, pra, sam)" et en cliquant sur "upa" vous trouvez le sens de "upaviś", s'asseoir. Donc "upaviśya" est "s'étant assis". Où ? "sabhām", c'est-à-dire à la salle du conseil, où se tient l'assemblée. Cette forme à l'accusatif a pour base "sabhā" féminine, comme l'indique la voyelle longue "ā" qui la termine. La forme pronominale "tasyāḥ" génitive qui suit y fait référence ; elle est suivie de l'adverbe "puratas", devant, qui gouverne justement le génitif. Le reste de la phrase est constitué de trois padas au nominatif singulier. Ici le prédicat est le participe passé "niveditaḥ" du causatif de "ni-vid_1", verbe signifiant "annoncer". Et son sujet le suit, cette fois, ce qui illustre la flexibilité du sanskrit, où l'ordre des mots n'est pas complètement rigide. Le pronom "ayam" est le démonstratif "ce", qualifiant le substantif "vṛttāntaḥ" signifiant évènement. On comprend donc : "Après ces paroles, ils se rendirent au conseil, et ils lui communiquèrent cet évènement".

La phrase suivante est simple. Le prédicat est "jñātaḥ", participe de la racine "jñā_1", savoir. On prononce "jñā" comme "gnyà", en pensant à "gnose" qui lui est relié. La particule "na" de négation indique donc qu'une chose n'est pas sue. Quelle chose ? "vibhāga-kramaḥ", la répartition de l'héritage. Quel est l'agent ? La phrase étant passive, l'agent est à l'instrumental, c'est "sabhyaiḥ", pluriel de "sabhya". Ce mot est un composé secondaire sur "sabhā" avec un suffixe "-ya" signifiant "concernant". On reprend tout ça à l'actif, pour garder nos quatre frères comme les vrais agents, sujets du verbe apprendre, car enfin si le conseil est dans l'ignorance c'est qu'ils ne lui ont pas expliqué : "Ils ne firent pas connaître aux membres du conseil la répartition de l'héritage."

Nous avons ensuite une phrase plus complexe, avec trois verbes, qu'il va nous falloir décortiquer. Elle commence par la connective de discours "punaḥ", néanmoins. Ensuite, après "te catvāraḥ bhrātaraḥ" (les quatre frères) il y a une incise: "yatra yatra nagāre jñātāraḥ santi" (n'importe où dans la ville où se trouvaient des connaissants) puis se trouve la proposition principale "teṣām purataḥ nivedayanti" (ils informaient), où bien sûr "ils" sont les quatre frères. La phrase se termine par leur déclaration, qui commence par le pronom "adas", au nominatif masculin "asau", à l'accusatif "amum". C'est le démonstratif distant "cela", contrastant avec "ayam" déjà rencontré, qui est le démonstratif proche "ceci" (masculin "ayam", neutre "idam", féminin "iyam"). Les formes de ces deux pronoms, aux différents genres, sont variées mais très fréquentes.

La pada "param" est "au-delà", "après", mais aussi "pourtant" et divers sens concessifs, selon le contexte. Le verbe "cakruḥ" est la forme plurielle de la racine "kṛ_1" au temps du parfait. Le substantif "nirṇayam" est l'accusatif de "nirṇaya", décision. Au final, on peut traduire: "Néanmoins, à chaque fois qu'ils rencontraient dans la ville des gens en ayant connaissance, les quatre frères leur déclaraient qu'en ce qui concerne cette affaire ils n'avaient pas eux-mêmes pris de décision".

La phrase suivante a aussi deux verbes, le premier étant "akathayan" (ils racontaient). L'objet de leur récit est le pada qui précède, à l'accusatif, "vibhāga-vṛttāntam", l'affaire de l'héritage. Ce qui précède est une suite de locatifs, participes passés et absolutifs expliquant les circonstances : "ekadā", un jour ; "ujjayinīm prati samāgatāḥ", s'étant rendus ensemble à Ujjaïn ; "rāja-sabhām āgatya", arrivés à la salle d'audiences du roi ; "rājñā sabhāyāḥ purataḥ", face au conseil royal. Donc en redressant à l'actif : "Un jour ils se rendirent à Ujjaïn à la salle d'audiences royale. Face au conseil du roi, ils racontèrent l'histoire de leur héritage". La suite de la phrase fait écho à la phrase 20 : "Après cela, même le conseil royal ne connaissait pas la répartition du partage". On voit sur cet exemple qu'une phrase longue peut en général se découper en petites séquences successives par les différents procédés impersonnels, qui se rendent mieux en français par des petites phrases à la voix active. Il faut se garder de traduire mot-à-mot par des tournures qui rendent un sens solennel non forcément approprié, comme ici, à un petit récit vivant.

Les phrases 24 et 25 expriment pour la 3ème fois la situation paradoxale où les frères se trouvent, en racontant leur héritage sans expliquer sa répartition : "Aussitôt après, arrivés à la ville de Pratiṣṭhāna où se trouvait une grande foule, ils déclarèrent qu'ils ne sont toujours pas arrivés à se décider". La ville de Pratiṣṭhāna était la capitale des rois Sātavāhanās sur les bords de la rivière Godāvarī. Elle existe toujours, c'est Paiṭhaṇa, la moderne Paithan, au Maharashtra (le grand royaume Mahārāṣṭra du peuple marathe). Ici l'histoire et le mythe se confondent. La dynastie Sātavāhana du pays Andhra de langue telugu fut fondée en 78 par le roi Indo-scythe Śālivāhana, satrape d'Ujjaïn. Ce mot "satrape" n'est autre que le sanskrit "kṣatrapa" gouverneur, étymologiquement "kṣatra-pa", celui qui protège le territoire. Plus tard, à l'ére Gupta au 4ème siècle, le roi Candragupta II conquit la satrapie d'Ujjaïn dont il fit sa capitale Puraṃdarapurī, qui évoque la capitale du roi des dieux Indra. Lui-même se para du titre "Vikramāditya" "Soleil d'héroïsme", capitalisant sur le mythe du généreux roi Vikramāditya. Il ne faut donc pas chercher ici de références historiques précises, le Roi Soleil Vikramāditya est un roi de légende, et les monarques qui se sont parés de son nom au cours des siècles aspiraient à partager sa renommée. Poursuivons donc notre histoire.

La phrase 26 introduit un nouveau personnage, Śālivāhana. Là aussi, il y a télescopage entre le roi historique Gautamīputra Śātakarṇī, qui portait le titre Śālivāhana, et un personnage mythique qui apparaît dans la légende dorée du roi Vikramāditya, généralement comme son rival. Son nom peut aussi s'analyser comme "śāli-vāhana", chariot à transporter du riz, ou encore "qui a (le génie) Śāli pour monture". C'est le contexte qui en décide. On remarque au passage l'une des difficultés du sanskrit : il n'y a pas de marque discriminante des noms propres. Ainsi "kṛṣṇa" peut désigner le héros divin Kṛṣṇa, ou bien la couleur noire. C'est le contexte qui en décide.

Notre phrase courante comporte trois clauses. Tout d'abord, une clause contextuelle au locatif, introduisant le personnage. La locution "tasmin samaye" est "en ce temps là". Le pada suivant est un mot composé en trois segments. Tout d'abord, "kumbha-kāra" est le potier ("pot-fabriquant"), mot composé réduit à sa base, et donc susceptible de former un deuxième composé avec "gṛha" (maison) : "(kumbha-kāra)-gṛhe" - dans la maison du potier. On voit ici apparaître la forme générale d'un pada composé : un certain nombre de bases dans une boîte jaune, suivies par un pada élémentaire dans une boîte bleue.

Il n'y a pas de limite en sanskrit sur le nombre de composantes d'un mot composé, la grammaire de Pāṇini en ayant donné une définition récursive. Les poètes se sont évertués à en créer de monstrueux, de plus de 10 composantes. Ici le composé "kumbhakāragṛhe", dans la maison du potier, n'est pas ambigu, il n'est pas possible de l'analyser comme "kumbha-(kāra-gṛhe)". En effet, la composante "-kāra", nom d'agent de la racine "kṛ_1", ne peut être employée que comme second membre d'un mot composé "X-kāra", signifiant "celui qui fait X".

La clause initiale se termine par le participe passé "sthitaḥ" déjà rencontré, elle a pour sujet ce fameux Śālivāhana, qui se trouve chez le potier, et qui sert de sujet au reste de la phrase.

La deuxième clause est gouvernée par l'absolutif en -ya ākarṇya du verbe nominal "ākarṇa", littéralement "vers l'oreille", donc signifiant prêter l'oreille ou écouter. Qui écoute ? C'est lui, Śālivāhana. Qu'écoute-t-il ? "amum vṛttam", "évènement là", faisant référence au récit qui précède, repris anaphoriquement avec le pronom "tam" : cet évènement là. La clause principale se termine par le verbe "bhaṇati" - il dit. La préposition "prati" (face à) nous dit à qui il s'adresse : "mahā-janān", à la foule, étymologiquement "beaucoup de gens". Au total, on comprend : "En ce temps là, Śālivāhana demeurait dans la maison d'un potier ; ayant prêté l'oreille à cet évènement, il dit en s'adressant à la foule : "

Le lecteur averti remarque le changement de temps du verbe de la phrase, au présent de l'indicatif. Il signale une articulation importante du récit, qui jusqu'ici était au mode perfectif, avec le temps du parfait, accompagné de participes passés passifs. Nous étions hors de l'action, on nous racontait un passé accompli. Le passage au présent nous rend spectateurs d'une action dans son déroulement, nous sommes "dans le film". Ce procédé permet de rendre vivant le dénouement, qui va se dérouler sous nos yeux. Nous sommes en suspens. C'est ce procédé qui nous fait éprouver le "suspense" du scénario. Nous sommes en haleine de savoir ce que Śālivāhana a bien à nous dire, nous au milieu de la foule des curieux de Pratiṣṭhāna.

Notons que la traduction française est ambiguë à cet égard, le verbe "dit" étant identique au présent et au passé simple. Voici une motivation supplémentaire d'apprendre la langue. Quels que soient les efforts du traducteur, vous perdrez une grande partie des mérites d'un texte mis au carcan du français contemporain. Vous serez perplexe face à la traduction de termes intraduisibles parce que les notions manquent dans la langue cible. Si vous voulez vraiment comprendre ce que les textes indiens disent, et jouir de l'esthétique de la manière dont ils le disent, il vous faut apprendre la langue et lire le texte d'origine. Persévérez, et vous pourrez bientôt facilement lire la Bhagavadgītā dans le texte.

La phrase suivante commence par deux vocatifs verts donnant l'exhortation "Oh les amis". Ils précèdent plusieurs phrases interrogatives, signalées par le pronom interrogatif initial "kim" (quel) ou par l'adverbe mauve "katham" (comment). "kim atra" peut se traduire par "comment donc ?" Le pada suivant est de couleurs inhabituelles. C'est un adverbe composé, dont le premier terme est le préfixe rose "dus-" qui veut dire "mal", et le deuxième terme est "bodhanam", forme au neutre de l'agent de la racine "budh_1" (comprendre) dans une boîte mauve. Ce procédé morphologique est appelé en sanskrit "avyayībhāva", étymologiquement "transformation en invariable". Ici, il permet de créer un adverbe signifiant "dans l'ignorance". Conjugué avec le statique "asti", on obtient "rester dans l'ignorance". Ensuite "kim āścaryam" est une interrogation nominale, "quel est ce prodige?" Le reste de la phrase est clair, interrogeant pourquoi cette répartition n'est pas comprise. L'agent non-comprenant de cette phrase passive doit être à l'instrumental, c'est le dernier pada, "bhavadbhiḥ", par vous. C'est à dire par les frères, à qui Śālivāhana s'adresse. Au total: "Chers amis ! A quoi bon rester dans l'ignorance ? Quel est ce mystère ? Comment se fait-il que vous ne compreniez pas cette répartition de l'héritage ?"

La phrase suivante est courte: "taiḥ uktam", dit par eux. Ou plutôt "ils dirent :". On remarque la forme "ukta" du participe passé de la racine "vac", parler. Il y a une transformation phonétique de la semi-voyelle "v" en la voyelle "u" dans les formes passives. On dit qu'il y a déploiement vocalique, en sanskrit "samprasāraṇam". Cliquez sur le lien de "vac" pour trouver son entrée dans le dictionnaire, puis cliquez sur le "2" déclarant sa classe de présent, et familiarisez vous avec quelques formes fréquentes : "vakti" il parle, "vacanti" ils parlent, "ucyate" il est dit, "voci" parle ! "uvāca" il parla, "uktam" dit, "vākyaḥ" la parole, "uktvā" ayant dit. Bien sûr avec une parenté évidente avec nos "voix", "vocal", "vociférer", etc.

La phrase suivante est carrément familière, avec une interjection "bhoḥ vaṭo" qu'on peut rendre par "Eh, mon gars !" Elle est suivie d'une phrase munie de deux verbes, coordonnés par la conjonction "ca" (et). Ce sont des formes passives à la 3ème personne du singulier, de respectivement les racines "kṛ_1" (faire) et "budh_1" (savoir), cette dernière préfixée du préverbe "ava" (à l'écart) pour signifier "connaître", et précédée de la négation "na" dont l'effet est distribué par association avec "ca" ("ni ... ni"). Quel est le sujet commun de ces actions passives ? Il est au nominatif, et dénote l'objet commun de ces verbes. C'est "āścaryam", le prodige, un mot neutre. Et l'agent de ces verbes est à l'instrumental, comme de droit : "asmābhiḥ", par nous. "Eh, mon gars ! nous n'avons ni effectué ni compris ce mystère". Ici les frères s'adressent à Śālivāhana, et continuent à la phrase suivante, que nous allons maintenant examiner. Mais remarquons d'abord que cette phrase coordonnée à deux verbes ne peut pas être réduite à deux phrases indépendantes, puisque que le but commun y est partagé.

La 30ème phrase est conditionnelle, avec une première clause terminée par "yadi", la conjonction "si". La forme passive "jñāyate" évoque le participe "jñātaḥ" (connu) déjà rencontré. Et comme d'habitude, on change le passif "par toi connu si" en "Si tu le sais". Le verbe principal, "kathaya", est l'impératif de la racine "kath", raconter, dont nous avons rencontré l'imparfait "akathayan" (où le "a-" initial marque le prétérit), mais aussi la forme adverbiale "katham", comment, que l'on retrouve ici. Un dérivé très courant de ce verbe est le substantif féminin "kathā", le récit. C'est un genre littéraire important en sanskrit. Remarquez l'intitulé de la section du corpus que vous êtes en train de lire : "Kathā/Vikramacarita/24".

On note à la fin de la phrase la particule "iti", qui ferme le discours des frères. On obtient finalement : "Si tu le sais, dis-nous comment a été réparti l'héritage".

Suit une indication d'articulation du dialogue : "śālivāhanenoktam", que notre logiciel analyse en "śālivāhanena uktam", c'est-à-dire "Śālivāhana répondit : " Remarquez au passage comment la voyelle finale "a" a augmenté le degré vocalique de la voyelle initiale "u" du mot suivant, pour donner "o" en récitation continue. La voyelle "i" serait devenue "e" de façon similaire. De même la voyelle "ṛ" se serait déployée en "ar".

Passons à la phrase 32. Voici venu le temps du dénouement, Śālivāhana va résoudre l'énigme pour nous. Le pronom "ete" est le pluriel du pronom démonstratif "etat", vu précédemment. Sans difficulté, on comprend : "Ces quatre là sont les fils d'un même homme riche." Il poursuit à la phrase 33, qui est calquée sur la phrase 6. Simplement le père parle à la phrase 6 à la 1ère personne, alors qu'ici Śālivāhana dit la même chose à la 3ème personne, en qualifiant le père, agent de l'action, par le pronom personnel au génitif "eteṣām", "leur". Notez aussi que le "asmi" (je suis) aurait pû être adapté en "asti" (il est). Mais il peut être omis, et la phrase personnelle devient une phrase participiale de même sens. D'où : "Leur père de son vivant a partagé l'héritage entre eux par ordre d'aînesse".

La phrase suivant commence par "tadyathā", segmenté en "tat yathā", qui peut se traduire par "C'est ainsi que". Suit "jyeṣṭhasya", "de l'aîné" , suivi d'une phrase nominale "mṛttikā dattā" dont le sujet est le féminin "mṛttikā", de la terre. Le prédicat "dattā", forme féminine du participe passé "datta" de la racine "dā_1" (donner), est donc "donnée". Donnée par qui ? par le père, agent du don, représenté par le pronom "tena" à l'instrumental, "par lui". La phrase se termine par une relative "yā A sā B" exprimant "celle qui est A est B". Ici A est "samupārjitā bhūmiḥ", la terre acquise ensemble, c'est-à-dire la terre indivise de la propriété commune. Et B est "sarvā dattā", donnée toute entière. Ici le participe féminin "samupārjitā" peut être tracé à partir de son lemme comme forme de la racine "ṛj" (acquérir), munie des préverbes "upa" (près) et "sam" (ensemble). Exercez-vous à trouver l'entrée du verbe "samupārj" en quatre clics à partir de la boîte bleue de "samupārjitā". Remarquez que "upa-" fait la liaison avec "ṛj" comme expliqué plus haut : "ṛ" est déployé en "ar". Au final : "Notamment, en ce qui concerne l'aîné à qui la terre a été attribuée, la terre commune lui est donnée en totalité."

Exercez vous maintenant à reconnaître la même structure dans les trois phrases suivantes: "Au deuxième à qui la paille a été attribuée, tout le grain lui est donné." "Au troisième à qui on a donné les os, le bétail entier est donné." "Au quatrième à qui les cendres ont été attribuées, à lui la totalité de l'or est donnée." Notez le "iti" terminant la phrase 37, et fermant le discours indirect de Śālivāhana.

Le dénouement est arrivé. On finit par: "Śālivāhana résolut la décision de leur partage". "Eux mêmes devenus heureux, ils rentrèrent chez eux." Dans cette dernière phrase, on revient au perfectif, avec le passif "jagmuḥ", l'histoire est terminée et revient à sa place de passé lointain.

On peut maintenant rassembler nos analyses, et aboutir à une traduction fluide en français :
Dans le royaume de Vikramāditya se trouvait la ville de Puraṃdara, sa capitale. Là, vivait un marchand très riche. Il avait quatre fils. De nombreuses années passèrent, et le vieux marchand tomba malade ; au moment de sa mort, ayant convoqué ses quatre fils, il leur dit : « Chers fils, à ma mort, si vos biens restent indivis, il s'ensuivra peut-être bien des disputes. C'est pourquoi, encore en vie, j'ai effectué le partage entre vous quatre par ordre d'aînesse. À cet effet, j'ai déposé quatre parts sous le lit de la terrasse. Prenez votre part par ordre d'aînesse. Ainsi, vos choix détermineront le partage. » Lorsqu'il mourut, les quatre frères laissèrent passer un mois. Ensuite leurs épouses se sont mutuellement cherché querelle. « Pourquoi y a-t-il tant de bruit ici ? Autrefois, notre père étant encore de ce monde, il fit le partage entre nous quatre. Prenons l'héritage qui se trouve sous le lit et l'ayant partagé réjouissons nous. » Après ces paroles, ils creusèrent en dessous du lit pour y faire apparaître quatre coffres de cuivre. L'un de ces coffres contient de la terre, un autre du charbon, un autre des os, un autre encore de la paille. A la vue des contenus de ces quatre coffres, les quatre frères, très étonnés, se dirent mutuellement : « Oh ! Notre père a effectué le partage équitablement ! Mais qui peut comprendre ce partage ? » Après ces paroles, ils se rendirent au conseil, et ils lui communiquèrent cet évènement. Ils ne firent pas connaître aux membres du conseil la répartition de l'héritage. Néanmoins, à chaque fois qu'ils rencontraient dans la ville des gens en ayant connaissance, les quatre frères leur déclaraient que concernant cette affaire ils n'avaient pas eux-mêmes pris de décision. Un jour ils se rendirent à Ujjaïn à la salle d'audiences royale. Face au conseil royal, ils racontèrent l'histoire de leur héritage. Après cela, même le conseil royal ne connaissait toujours pas la répartition du partage. Peu après, arrivés à la ville de Pratiṣṭhāna où se trouvait une grande foule, ils déclarèrent qu'ils ne sont toujours pas arrivés à se décider. En ce temps là, Śālivāhana demeurait dans la maison d'un potier ; ayant prêté l'oreille à cet évènement, il dit en s'adressant à la foule : « Quel est ce mystère ? Comment se fait-il que vous ne compreniez pas cette répartition de l'héritage ? » Ils déclarèrent : « Eh, mon gars ! nous n'avons ni effectué ni compris ce mystère. Si tu le sais, dis-nous comment a été réparti l'héritage. » Śālivāhana répondit : « Ces quatre là sont les fils d'un même homme riche. Leur père de son vivant a partagé l'héritage entre eux par ordre d'aînesse. Notamment, en ce qui concerne l'aîné à qui la terre a été attribuée, la terre commune lui est donnée en totalité. Au deuxième à qui la paille a été attribuée, tout le grain lui est donné. Au troisième à qui on a donné les os, le bétail entier est donné. Au quatrième à qui les cendres ont été attribuées, à lui la totalité de l'or lui revient. » Śālivāhana résolut ainsi la décision de leur partage. Eux mêmes rassénérés, ils rentrèrent chez eux.

Bravo ! Vous avez lu votre premier texte sanskrit. Récapitulons ce que nous avons appris. Tout d'abord, les racines rencontrées: "as_1" étre, "bhū_1" devenir, "kṛ_1" faire, "dā_1" donner, "hū" appeler, "vad" parler, "rāj_1" régner, "gam" aller, "mṛ" mourir, "sthā_1" rester, "khan" creuser, "grah" saisir, "jñā_1" savoir, "vid_1" comprendre, "kath" raconter, "vṛt_1" se produire, "nī_1" conduire, "bhaj" distribuer, "kram" marcher, "bhaṇ" dire, "jan" naître, "ji" vaincre, "ṛj" acquérir. Mais aussi "dhā_1" installer, qui préfixé par "ā" et "vi" donne le verbe "vyādhā" être indisposé, dont le participe est "vyādhita", "malade". Ainsi que "vṛdh_1" croître, dont le participe "vṛddha" signifie grandi, âgé, vieux, sage, et même en phonétique "porté au dernier degré vocalique". L'action correspondante, le féminin "vṛddhi", est la croissance. C'est ainsi que le vṛddhi de la voyelle "a" est "ā", celui de la voyelle "i" est "ai", celui de la voyelle "u" est "au", et celui de la voyelle "ṛ" est "ār".

Pourtant, nous n'avons vu qu'un faible nombre de formes conjuguées personnelles de ces verbes, et en tout et pour tout deux formes actives au présent de l'indicatif, "nivedayanti" et "bhaṇati", en dehors des formes du verbe être, "asti" il est, "asmi" je suis, "santi" ils sont. Toutes les phrases ou presque sont au passif, de préférence impersonnel par l'utilisation de participes et d'absolutifs. Ce qui simplifie énormément le nombre de formes à retenir.

Ces 25 racines permettent de former des centaines de verbes plus précis, en les préfixant d'une préposition. Nous avons notamment vu l'usage de "ā" (vers soi), "prati" (face à, contre), "ni" (dans), "upa" (près), "pra" (très, en avant), "anu" (avec, suivant), "ut" (haut), "ava" (à l'écart). D'autres sont "apa" (hors de), "nis" (sans), "dus" (mal), "adhi" (sur), "ati" (au delà, trop), "abhi" (vers), "pari" (autour), "vi" (très, mal), "antar" (parmi).

Ces prépositions employées comme préverbes sont appelées en sanskrit "upasarga". Ce mot s'analyse comme le nom d'action de la racine "sṛj_1" (jaillir) préfixée de "upa" (près), signifiant que le préverbe asujettit le verbe, au sens qu'il co-dénote avec ses formes.

Chaque racine peut admettre aussi des modes de conjugation auxiliaires, comme le causatif, le désidératif, l'intensif, permettant d'autres sens auxiliaires. Au total, une racine engendre des centaines de milliers de formes régulières. Régulières voulant dire obéissant aux règles de la grammaire de Pāṇini. Le sanskrit montre ici une grande souplesse à exprimer par des constructions morphologiques uniformes toutes sortes de nuances sémantiques.

Nous avons appris au passage un vocabulaire abondant concernant la vie de tous les jours : un, deux, trois, quatre, neuf, père, fils, fille, aîné, cadet, roi, gouverneur, marchand, riche, héritage, partage, donné, maison, ville, lit, terrasse, vieux, malade, vivant, mort, mois, coffre, terre, paille, cendres, os, bétail, biens, or, conseil, récit, débat, foule, querelle, vacarme, décision, bonheur, heureux. Il est suffisant pour vous exercer à composer quelques phrases simples en suivant les modèles syntaxiques de notre récit. Vous serez amenés à utiliser les noms et adjectifs à d'autres cas que ceux rencontrés, mais notre logiciel est prêt à vous aider. En effet, la définition du mot dans le dictionnaire donne les genres admissibles, et chaque indication de genre est un lien hypertexte sur la table de déclinaisons appropriée. De manière similaire, les racines verbales, sous l'indication de la classe de conjugaison au présent, vous permet d'accéder à la table de toutes ses formes conjuguées et participes. Nul besoin d'apprendre ces tables par cœur, qui remplissent jusqu'à la nausée les traités de grammaire : le logiciel est là pour vous aider, et les formes fréquentes vous seront bientôt familières au fil de la lecture des textes.

En version, nous avons montré comment la méthode de lecture de droite à gauche permettait de résoudre progressivement le puzzle de la phrase par questions-réponses. La syntaxe est structurelle, au sens du linguiste Tesnière, et obéit à une logique de situations. On regarde le suffixe de déclinaison, qui indique le rôle syntaxique, avant de se soucier de la base, qui donne la sémantique lexicale. Pensez à Lewis Caroll, qui a fabriqué des poèmes qui sonnent bien en anglais, en dépit d'un vocabulaire inconnu : « All mimsy were the borogoves, and the mome raths outgrabe. » En lisant du sanskrit, vous êtes passé de l'autre côté du miroir, comme Alice. Vous commencez par vous familiariser avec la syntaxe, qui elle est universelle, mais bien vite vous saurez vous retrouver dans les borogoves indiens !

© Gérard Huet 2021 Retour |